... Pour couronner le tout, le ciel, hier encore idyllique était bas de plafond !
Vraiment tu ne peux pas refuser ?
− Ma biche ! Si… bien sûr… mais tu sais bien : si je refuse, quelqu’un prend ma place et tout ce que j’ai réussi à obtenir jusque là est remis en cause ! Ecoute, c’est juste l’affaire de trois jours, et ensuite on reprend le voyage ! Je ne te laisserais pas n’importe où, mais ici, c’est civilisé, tu ne crains rien. Et puis il y aura Maman !
J’ai failli dire « justement » Mais Bruno adore sa mère. Qui est comme lui une grande voyageuse, à ce qu’il parait… Qui « profite d’une escale pour venir faire connaissance avec sa future belle-fille et lui souhaiter la bienvenue dans la famille »
Une grande famille.
Dans tous les sens du mot.
Moi, c’est plutôt, petite famille, voire pas de famille du tout, vu que je n’ai que mon père et qu’il est dans un Ehpad. Quand je vais le voir, il me dit « Bonjour docteur » et je chiale pendant trois jours, alors j’y vais pas souvent.
J’ai sorti les sacs à viande pour les aérer, qu’est-ce qu’on transpire !
Je coucherais bien à poil, mais c’est pas indiqué à cause des bêtes.
On est bien installés, le camping-car est sous de beaux arbres et la ville n’est pas loin. Je commençais à être heureuse.
Et puis, j’ai cassé la bride de ma sandalette. Ça me donne une démarche bizarre, je suis obligée de crisper le pied pour ne pas la perdre à chaque pas.
Elle s’appelle Fiordiligi. Ça ne s’invente pas. Son père était fou de Mozart. Fiordiligi. Mais on l’appelle Fiora, il parait. Encore heureux.
Fiordiligi. J’aurais l’impression de mâcher du chewing-gum
Et je vais me la fader toute seule, sans Bruno, pendant trois jours...
Elle descend d’un invraisemblable taxi, à l’heure pile et serpente dans ma direction, flottante comme une écharpe de brume. Je suis assise par terre en train d’enlever une saloperie d’épine qui s’est plantée sous mon pied, en jurant parce que ce n’est pas facile. Elle me regarde comme un entomologiste regarderait un spécimen d’insecte nouveau mais pas très beau. Elle a une tunique courte en voile de lin fendue sur un pantalon transparent et des mules à talon ornées de turquoises.
− Vous êtes Coralie ?
Il y a des inflexions tellement nombreuses dans sa voix que je me demande si elle parle vraiment français. On y trouve un poil d’Oxford, quelques cuicui genre couvent des Oiseaux, des langueurs italiennes, et même un diabolus in musica !
Je regarde derrière moi, mais non, personne. Alors je réponds.
− Oui.
Je savais, dès que Bruno a prononcé le mot Maman, je savais que ce serait dur !
« Maman, tu vois, c’est la femme de ma vie ! Tu vas l’adorer ! Elle va te couvrir de bijoux. »
Avec mes jeans commerce équitable, mes sandalettes en caoutchouc recyclé et mes tiches en bambou, quelques diamants, n’est-ce pas…
− Le coin est chârmant… mais ne me dites pas que vous couchez dans cette… dans ce…
J’ai réussi à enlever l’épine. J’époussette mon pied, me relève et m’approche. Elle est restée à une distance prophylactique. J’essuie ma main sur mon short et la lui tend. Elle n’a même pas une milliseconde de recul et me la serre, m’attire à elle, m’embrasse.
Bruno m’avait bien dit qu’elle était très courageuse.
Il l’admire beaucoup. Il trouve que nous avons plein de points communs.
Je suis la deuxième femme de sa vie. J’ai l’intention de devenir LA femme de sa vie. Alors voilà.
Même s’il faut porter des mules à talon décorées de turquoises.
La guérilla a commencé.
− Ma pauvre chère enfant… votre bride est cassée… vous devriez jeter ces … choses. Cet après midi, nous irons vous acheter des chaussures décentes !
Je lui fais un grand sourire. Je lui demande si je peux l’appeler Fiora ou si je dois mâcher du chewing−gum.
Et je me cramponne à l’idée réconfortante de mon arme secrète : Bruno lui a parlé de moi. Mais il m’a aussi parlé d’elle. Beaucoup plus, puisque c’est avec moi qu’il vit ! Et je sais donc un certain nombre de choses sur elle. Ses points faibles.
Par exemple, qu’elle a beaucoup de mal à supporter qu’on lui adresse la parole tant qu’elle n’a pas bu son café le matin. Elle parle du « supplice » » qu’elle a enduré pendant plusieurs années avec un mari qui n’en tenait aucun compte…
Je me vois déjà me précipiter sur elle, chaque matin pour lui dire bonjour et lui raconter le rêve que je viens de faire :
« où vous étiez, dans une position très dangereuse, mais avec un courage incroyable, vous… »
Je sais très bien raconter les rêves.