Le décès de Gaëlle m'a rappelé des souvenirs....
Voilà, enfin, ça y est : le livre de Gaëlle Heaulme va paraitre !!!
Ceux qui avaient lu ici " Zones inondables" ( retiré pour cause de publication) se souviendront : j'avais prédit qu'on parlerait de Gaëlle.
Ce style à la fois rêveur et incisif, cette façon inimitable de vous arracher le coeur sans effets superflus, cet humour féroce et tendre, c'est Gaëlle Heaulme !
Et les éditeurs ne s'y sont pas trompés ( ça fait plaisir de voir que certains continuent à publier des inconnus uniquement parce qu'ils ont du talent !) Et pas n'importe quel éditeur, excusez du peu : BUCHET CHASTEL.
Alors courez le commander il sort le 03.10.2013
Si vous le regrettez, je vous autorise à venir m'injurier, me traiter, me vilipender, m'insulter, me couvrir d'opprobre tous les jours à partir du 4 octobre ( ben oui, je suppose que vous lisez un livre par jour, non ? ) et ce jusqu'à ce que je crie grâce !
LES PETITS CONTRETEMPS
de Gaëlle Heaulme
ISBN 9782283027011
Prix : 15 €
(En plus, Gaëlle Heaulme est une femme remarquable)
La rencontre avait eu lieu après de multiples tergiversations de la part de Ralph. Il m’avait prévenue. Mais j’imaginais que ma volonté de me faire apprécier aurait raison de tout.
Je me voyais la séduire, lui faire partager mes enthousiasmes : nous aimions le même homme après tout !
J’aurais voulu lui faire goûter ma cuisine, lui prêter mes livres, j’aurais aimé l’emmener à bord de mon kayak, pour lui faire ressentir le plaisir de filer au ras de l’eau !
Par quel invraisemblable concours de circonstances, cette femme blonde si sophistiquée avait-elle pu engendrer mon Ralph ?
La première fois, elle m’a regardée comme j’ai regardé le cancrelat qui est sorti de sous l’évier l’autre soir : avec un mélange de curiosité, d’incrédulité et cette démangeaison indéfinie « avec quoi je peux éradiquer ça ? »
- Chère petite, m’a-telle dit, parlez moi de vous. A quoi diable passez vous vos journées ?
Alors que j’essayais de lui expliquer qu’entre les concours, le kayak, les soins aux mourants et le bonheur de son fils j’avais peu de temps pour jouer au whist, elle s’était tournée vers Ralph :
− Chéri, la vieille madame Sostenospoulos m’ a encore demandé de tes nouvelles hier, elle aurait tellement aimé te présenter sa nièce, une jeune femme d’une grande beauté, à ce qu’on dit….
Pardon, chère Sophie, vous disiez ?
Je regardais ses bijoux, elle portait un sautoir de perles qui lui descendait aux genoux, qu’elle nouait et dénouait nonchalamment, ses ongles étaient laqués du même blanc nacré et ses saphirs sertis des mêmes rides platinées que ses petits yeux. Elle était vêtue d’une soie bleu pâle qui évoquait l’eau d’une cascade.
− Maman est un peu froide, au début, m’avait prévenue Ralph…
Lorsque je l’ai revue, elle avait oublié mon prénom.
− Vous n’allez tout de même pas vous marier ? demanda-t-elle à son fils, c’est si démodé !
Elle m’offrit un coffret de savons
− J’ai cherché quelque chose qui puisse vous être utile, chère enfant….
Elle vivait dans un gigantesque appartement dont les volets demeuraient clos en permanence. Souvent, nous la trouvions assise dans une sorte de trône doré, hiératique, paupières fermées, habillée de vert céladon et maquillée comme si elle revenait d’une soirée de gala.
Le son de nos voix la tirait de profondeurs insondables et ses yeux avaient alors un éclat méchant qui me glaçait.
Elle écoutait intensément cette voix derrière la chose et s’agaçait de ce que nous pouvions avoir à lui dire.
Quand je suis entrée, ce jour-là, elle souriait.
Cela me mit mal à l’aise.
Elle me tendit un billet de train : Pour votre retour, me dit-elle.
− Et Ralph ?
− Mon fils et moi partons faire une croisière au cercle polaire… On m’a souvent dit que je ressemblais à une aurore boréale….
− Et moi ?
− Vous ? Elle ouvrit des yeux étonnés.
***
Finalement, nous l’avons faite, cette balade en kayak.
Je l’ai emmenée, emmitouflée dans ses fourrures. Le kayak filait au ras de l’eau.
La débacle ne tarderait pas.
Une petite plate-forme de glace me séduisit. C’était l’ endroit adéquat où la déposer. L’iceberg, quatre cents mètres plus loin, projetait une ombre qui aurait pu la faire paraître livide si je ne l’avais pas peinte en rouge.
Rouge sicilien.
Il était temps que cette femme renonçât aux couleurs froides.
Elle a eu dix-sept ans hier soir. Après avoir beaucoup hésité.
Pauvre petite Emmy !
Elle attend toujours son père pour la bercer de sa voix océanique…
J’ai beau la pousser à sortir, à rencontrer des gens, elle se prépare, se fait ravissante ( cette bouche ourlée, ces yeux de chérubin, cette taille si fine…) puis prise de doute, elle défait son maquillage, remet un pull informe et rentre dans sa chambre écouter de vieux tubes des Beatles en pensant à Jim.
Jim, t’es un salaud ! Pourquoi tu fais ça à ta fille ? Je sais : « pour l’aider à prendre une décision » ! La vérité c’est que tu en as la trouille !
Je l’entends ouvrir sa fenêtre. Elle aime bien faire ça les soirs de printemps, rester longtemps à regarder l’horizon, loin là-bas où tu habites.
Elle n’a encore pas mangé ce midi. Elle semblait toute perturbée. Elle m’a dit « Marine, tu … non rien. »
J’attends toujours qu’elle me parle. Je ne sais pas bien aller au devant des adolescentes. Surtout quand elles sont la fille de Jim.
Qu’est-ce que je peux lui dire qui ne précipite pas les choses ? Au fond, elle sait bien…
Elle marche comme une danseuse sur un fil. Si légère…
Aujourd’hui elle a écrit pendant plusieurs heures et jeté le tout dans le vide-ordures. Et elle m’a raconté en détail le menu d’anniversaire de sa copineTania sans omettre un zakouski.
- Tu aurais aimé qu’on te fasse un anniversaire comme ça ?
Elle a hésité.
- Je ne sais pas …
Il m’en coûte de ne rien faire. Si je n’avais pas promis à Jim…
Elle revient du restaurant où Sosthène et Alia l’ont invitée. Elle range vite dans un tiroir une drôle de petite poche rouge. Elle a l’art de noyer le désordre.
-Emmy, pourquoi ? Donne moi une raison…
- Pourquoi j’aurais besoin d’une raison ? J’aimais pas ça, c’est tout.
Dans la drôle de petite poche rouge, il y a une cuisse de canard. Intacte.
Elle m’apprend qu’elle a reçu aujourd’hui son premier prix littéraire. Elle a l’air un peu fière. Et un peu paniquée. Tiraillée entre ces deux sentiments. Je l’ai félicitée. Très vite elle a dit : « J’voudrais téléphoner à Papa »
Et immédiatement après : « Non, non ! »
Je reste aussi neutre que possible, mais ça me met en colère. Je sais bien qu’on est seul dans notre peau… mais ne rien pouvoir faire…
Je l’ai emmenée boire un jus d’abricot à la terrasse du Blue Swallow. Elle l’a bu presque en entier. Ses jambes étaient sans cesse en mouvement sous la table. Dans sa tête elle ne cesse de courir.
- Tu l’as connu quand il était jeune, Papa ? Comment il était ?
- Il te ressemblait beaucoup, mais lui c’était un gaillard. ( le mot la fait rire) Tout jeune il avait pris le chemin des volcans..
Je n’ajoute pas « déjà »…
Elle a hésité puis m’a dit : « je l’aime encore, Papa, tu sais… »
Elle est de nouveau assise sur le rebord de la fenêtre, les jambes pendantes à l'extérieur. Un souffle suffirait à la faire envoler.
Hier elle a perdu une autre dent.
La radio joue un morceau de Jim qu’il a appelé « A la mémoire d’un ange »
Elle hésite.
Tant d’enfance rebâtie dans nos regards croisés
Ce temps bleu arrêté où circulaient des anges
Qui regardaient ailleurs
Ces baisers étonnés ces baisers qui se mangent
La blanche cathédrale enfouie sous nos draps
Ce que l’on sait
L’intime le profond
La marche dérapée la mêlée et l’envol
L’arc électrique...
J’ai tout retrouvé
Lorsque sur ta photo
Soudain
Me suis brûlé les doigts