Elle a repéré un concours qui lui fait moins peur que les autres : le thème en est le jardin, un sujet qu'elle connait bien. C'est l'occasion de s'essayer à l'art de semer les mots. Il lui semble que ce doit être un peu du même ordre que de composer un massif : définir une structure, évaluer les points de vue, disposer les phrases en fonction de leur harmonie, donner une couleur, créer une ambiance…
Très vite elle s'aperçoit que la comparaison ne s'arrête pas là : elle sème et quelque chose lève, mais il y a beaucoup d'adventices, pas toujours identifiables au premier coup d'œil, et elle a peur d'arracher – peut-être de saccager le travail qu'elle a effectué. Elle se donne du temps pour réfléchir. Après, c'est enraciné, et il faut suer davantage pour extirper les indésirables. Cela pousse, peu à peu, pas toujours droit, pas souvent comme elle l'avait imaginé, mais une partie du charme vient justement de la surprise.
Avant de se mettre à l'écriture, elle avait comparé la création d'un jardin à l'enfantement : à la fois, l'enfant/jardin vous ressemble et pourtant il a sa personnalité, ses rythmes, ses révoltes, qui le font unique. On veut l'éduquer, on projette sur lui ses espoirs ; il nous comble et nous déçoit dans le même mouvement. Secrètement ravies, on le regarde prendre son essor, nous échapper, en disant hypocritement " ouais, il n'est pas mal mais…". Ecrire est du même ordre : une déception jubilatoire.
Calée dans le relax, elle profite des rayons déjà un peu chauds en rêvassant : elle aimerait pouvoir demander une bouture de texte à une copine, c'est si agréable de partager ; l'écriture s'y prête moins que le jardinage…
Les ellébores sont fleuries, leurs petites figures tachetée modestement tournées vers leur pied ; les jonquilles, elles, trompettent allègrement, sans aucune discrétion.
Elle se reprend d'un amour inconditionnel pour ce jardin qu'elle n'arrive plus à entretenir, comme on ne peut s'empêcher d'aimer un enfant, quelles que soient ses bêtises.
Un jardin comme antidote à sa stérilité… D'ailleurs, en y réfléchissant bien, n'est-ce pas souvent un palliatif ? Il y a peu de jeunes jardinières ; on vient au jardinage avec passion lorsque les enfants sont partis et qu'on n'a plus l'âge d'en faire d'autres.
Elle avait fait des pieds et des mains pour avoir un enfant. Mais, comme elle le disait ironiquement, ce ne devait pas être la bonne méthode !
Elle a eu des jardins. Des jardins fouillis, des jardins sauvages, avec de l'eau, des bestioles, des lianes. Elle aime que cela déborde, retombe, festonne, dégouline. Le jardin doit être vivant, mouvant, rien de figé, surtout !
Souvent, cela déconcertait ses amis. Mais sa fougue pour défendre cette conception libertaire faisait vite des émules, et elle s'amusait de voir s'installer insidieusement dans tel jardin, jadis bien léché, un rosier-liane envahisseur, des graminées vagabondes voire carrément de jolies
"mauvaises herbes"!
Il y a tant de jardins différents. Et de jardiniers donc ! Elle énumère :
Marine n'aime que les plantes exotiques et s'acharne à cultiver de belles frileuses dans une terre lourde et humide qui les rend languissantes ; peu lui importe, elle met son hamac sous son palmier et rêve d'Amazonie.
Chez Léa, le jardin est horizontal et coloré. Rien ne doit dépasser les quinze centimètres : elle étale de grands aplats de couleur en motifs compliqués, comme des carpettes. Pour un peu, on y passerait l'aspirateur !
Grégoire vient de lui confier qu'il avait complètement changé "le look" de son jardin: " J'ai enlevé toutes les grosses fleurs, ça faisait vulgaire, j'ai refait ma bordure, vous verreriez : que des fleurs minutieuses. C'est beaucoup plus chic!"
Rural parmi des ruraux, Grégoire veut un jardin distingué !
Rose a un jardin d'abondance, les enfants et les oiseaux le pillent, pour son plus grand bonheur ; les fruits y sont rois. Elle a dressé ses arbres à s'aplatir contre les murs, à bonne portée des petits doigts. Elle a toujours quelque chose à offrir, un pot de confiture, des graines, une bouture. Son jardin ne reste jamais dans ses limites : il essaime chez tous ses voisins.
Pour Carole, l'essentiel est d'avoir des raretés ; elle écume les fêtes des plantes dès le premier matin afin de dénicher l'exemplaire unique de l'introuvable myosotidium hortensis, qui crèvera deux mois plus tard. Le moment qui lui procure le plus de bonheur ? Celui où elle reçoit le catalogue confidentiel d'une pépinière de Nouvelle Zélande pratiquement inconnue en France. Le jardin ? Ah, oui, le jardin…
Celui de Delphine se distingue à peine de son environnement : nulle clôture, des circulations discrètes, un agencement de floraisons qui se fondent dans les bosquets du bois voisin. Elle n'est jamais aussi contente que lorsqu'un chevreuil, pas du tout dépaysé, vient brouter au pied du perron.
Il est impossible, en revanche, de confondre celui de Franck avec le paysage : armé jusqu'aux dents de cordeaux, bordurettes, tuteurs, élagueurs, désherbeurs, pulvérisateurs, arrosages intégrés, Franck remet le monde d'aplomb, en ordre, au pas, au garde à vous, sur les six cents mètres carrés de son domaine. Il pense bien étendre ses bienfaits au reste de la planète…sitôt qu'il en aura fini avec le traitement du gazon, la taille des pétunias, le massacre des pucerons...
L'air l'a fatiguée, et ce "voyage" dans les jardins amis… Elle n'a plus beaucoup de résistance. Elle va rentrer. Le couchant est rose, il fera beau demain, on sent l'odeur des feux de bois, elle est éperdument reconnaissante de toute cette quiétude subsistant dans un monde menaçant, et caresse affectueusement le tronc crevassé de l'érable " peau de serpent".
Allons, si elle n'a plus la force de cultiver son jardin, elle continuera, jusqu'au bout, à cultiver des jardiniers!