Elle l'avait trouvé là, sur le bord de la route, la braguette ouverte, près du vieux saule où il venait pisser tous les matins. Il avait les yeux fixes, un filet de sang séché sous le nez et la moitié de la figure violette. Ça s'était brouillé dans sa tête, et elle était restée un long moment immobile, à le regarder, juste arrêtée.
Peut-être une demi-heure. Ou plus, va savoir.
Elle n'était ni triste ni rien. Trois pensées flottaient vaguement : "Faudrait le couvrir. J'ai pas ouvert aux chèvres. C'te fois, je vais la descendre, la route."
Le soleil commençait à chauffer, et les bêlements des chèvres la remirent en mouvement, mince silhouette aux gestes efficaces, à la tête absente. Elle tourna le dos au corps, remonta vers la maison.
Le soleil tapait exactement comme le matin où elle était arrivée, allumant un miroir mobile sur l'abreuvoir. Le vieux avait garé la camionnette dans le sentier sous le potager et elle se souvenait de l'étonnement ressenti : la route s'arrêtait là, trente mètres plus haut que la maison, comme désemparée, entre les touffes d'orties et les fagots empilés.
Jamais elle n'avait pensé qu'une route pouvait se terminer quelque part.
Ça donnait froid.
Le trajet n'avait pas duré, une heure et demie tout au plus, entre la DASS et cette ferme assise au creux du dernier virage. La montagne continuait un peu, sur son élan, un gros bois sombre alourdissait sa crête.
C'était tout ce qu'elle avait vu d'abord : ça s'arrête ici. Elle avait seize ans.
Bah, ce serait toujours mieux que la DASS ; au moins, elle avait été choisie. Parce qu'elle était robuste et travailleuse et que Marthe était malade. Le vieux lui avait expliqué tout ça en détail pendant le trajet. Elle avait à peu près compris.
Mais à peine arrivée, une envie panique de repartir l'avait saisie ; elle n'avait pas pris le temps de regarder Marthe, silhouette floue dans l'ombre de l'auvent, et elle avait filé sur le chemin, empêtrée de son bagage.
Même en courant longtemps, on se trouvait toujours sous la ferme, à cause des lacets. Cette fois-là, le vieux n'avait pas essayé de la rattraper.
Au bout d'un gros moment, elle avait cessé de courir, juste marché, en pleurant vaguement, elle ne savait plus pourquoi.
Et puis les chèvres étaient arrivées, se détachant des talus, fruits cornus déboulant vers elle. L'une d'elles avait deux cabris, ciselés et luisants dans le soleil, elle était tombée amoureuse de ces deux là, plus encore que des autres, et c'est en les suivant qu'elle avait rebroussé chemin jusqu'à la ferme, découvrant la beauté partout où les chèvres s'arrêtaient, la tête légère de nouveau.
C'était un bon endroit. Tant pis si la route s'arrêtait.
Le plus petit chevreau, qui avait à peine des bourgeons de cornes, les poussait contre ses jambes, joueur, et Josy s'était sentie adoptée.
Sous l'auvent, Marthe et le vieux la regardaient remonter la route, la main du vieux avait effleuré brièvement la nuque de Marthe : "Ça ira, t'en fais pas…" et il avait crié : "Tant que t'es en bas, donne donc un seau d'eau aux poules."
Josy, docile, avait trouvé le bout d'un long enchaînement de gestes simples.
La maison lui avait plu, coiffée bas, ramassée, protégée par les trois peupliers que le vieux avait plantés vingt ans plus tôt pour pomper l'humidité du terrain irrigué par une source.
Elle leva le nez, essayant de retrouver son regard neuf. Elle avait d'abord été frappée par le perron, sous l'auvent duquel Marthe passait ses bonnes heures, quand elle en avait. Un endroit où faire son nid. Marthe, noire et blanche.
On ne sait pas comment on arrive à aimer quelqu'un. Parfois, on ne sait pas aimer du tout, on n'a jamais eu de modèle ; l'envie est là, mais tellement menacée par le risque d'être dédaignée…
Les sourires effarouchaient Josy, trop proches des moqueries qui l'avaient si souvent exclue. Elle ne s'était donc pas émue de l'absence de sourire de bienvenue ; d'emblée elle avait aimé Marthe, ses yeux sombres qui vous regardaient sans ciller, presque sans voir, avec cet appel muet porteur de promesses. Ces yeux-là ne se moquaient pas d'elle et c'était déjà beaucoup. Pour une fois elle allait pouvoir être utile, elle l'avait senti.
Marthe avait détourné la tête, et s'appuyant sur la rambarde pour rentrer, avait dit au vieux : "Elle a les mêmes cheveux." Le vieux avait regardé Josy longuement.
− Tu sais traire ?
Comment aurait-elle su ?
Apprendre avait été plus difficile que prévu : persuadée de leur faire mal, elle n'osait pas tirer sur les tétins des chèvres, qui dansaient nerveusement sur place, impatientées de sa maladresse.
− Renvoie-la, disait Marthe, elle lui ressemble trop.
− On a besoin d'elle, disait le vieux. Laisse-lui le temps, elle apprendra… Et celle-ci ne partira pas.
Et Marthe pleurait.
Josy avait aimé Marthe. Marthe ne l'avait pas aimée. Le vieux tentait opiniâtrement de faire le trait d'union. Il était plutôt gentil, en général. Sauf lorsqu'elle fuguait.
De grands déluges de désespoir la saisissaient, périodiquement. Surtout au moment de ses règles. Elle avait vite été reprise par son idée de partir, son désir d'une route menant à l'horizon, à un endroit où elle serait enfin à sa place. Marcher interminablement ; rencontrer des chèvres ou quelqu'un d'aussi amitieux. Quelqu'un qu'elle ne décevrait pas.
Elle avait porté à Marthe des fraises des bois, des fleurs brillantes, des images découpées dans une vieille revue trouvée aux cabinets, du lait tout chaud, encore plein de bulles. Elle avait essayé de trouver le bon coussin, la couverture la plus moelleuse, d'installer Marthe à la place où le soleil donnait au vallon une douceur lumineuse. Elle avait tenté de raconter des histoires sur les chèvres, sur… elle ne savait qu'inventer, son pauvre esprit vite asséché ; elle avait un peu parlé d'elle. Et faute d'avoir suscité la moindre lueur d'intérêt, elle revenait à l'image de la route, promesse éternelle d'un futur. A n'importe quelle heure, son sac de plastique accroché au côté, elle prenait la route, courant maladroitement, avec les pieds qui partaient dans tous les sens, armée de son seul besoin d'être heureuse.
Le vieux l'appelait, courait derrière elle. Une fois, au début, elle l'avait mené ainsi durant deux kilomètres. Tout essoufflé, il lui parlait. Ses arguments n'avaient pas atteint le cerveau de Josy, c'était trop dur. Comprendre qu'elle ne serait jamais Anna. Marthe s'était tellement rongée depuis le départ de sa fille que la maladie n'avait eu qu'à se lover dans ce trou.
Confusément, elle savait bien, Josy, que chacun veut forcer la réalité à ressembler à son rêve, plutôt que de jouir de ce qu'elle offre, mais les mots n'ajoutaient rien, servaient plutôt à embrouiller. Les mots qui fixaient intolérablement le malheur au lieu de le laisser dans une indécision vivable. Le vieux ne s'en était pas rendu compte et plein d'espoir, disait : " Tu vas revenir ; à force, elle finira par te prendre pour Anna, elle a de moins en moins sa tête…"
Elle obéissait, mais refusait de coucher dans la maison, allait dormir avec les chèvres qui ne lui faisaient pas de peine. Ne la comparaient pas. Ne lui demandaient pas de comprendre des choses difficiles.
Très vite, sa présence à la ferme du Saule s'était ébruitée – (sans doute le facteur), et quelques jeunes gars avaient eu la curiosité de monter voir si elle était aussi bien que ça.
Elle était.
Vraiment.
Futée, non. Mais justement, ce serait commode. Il suffirait de lui dire quelques mots gentils, de lui offrir quelques babioles… Elle avait l'émerveillement facile : la barrette bleue pailletée que Manuel lui avait offerte avait emporté ses réticences. Il avait aussi un rire étincelant et une façon de dire : "Ma petite Josy" en penchant un peu la tête…Quelle frayeur lorsque le vieux les avait découverts dans la grange ! Il hurlait, au point que Manuel s'était sauvé sans rien dire, caillassé par l'ancêtre, qui visait juste, le salaud ! Josy, recroquevillée, attendait les coups. Il l'avait secouée, ses yeux d'orage la foudroyaient, il lui semblait immense, terrible ; pourtant il ne l'avait pas battue ; seulement ces mots :
"Petite pute…" Elle avait pleuré longtemps. Ça non plus, ça ne s'adressait pas à elle. Ils ne seraient jamais sa famille.
Recouvrir le vieux. Un drap. La maison s'était agrandie de silence. Elle fouilla au plus haut de l'armoire, avec crainte et jubilation. Il y avait encore des piles de linge neuf. Les draps de Marthe.
Tant que Marthe avait vécu, le vieux ne l'avait jamais touchée, bien sûr. Marthe était tout son horizon. Après… Il l'avait fourrée dans son lit un soir où le chagrin avait frotté trop fort son cuir pourtant rude et où Josy, incapable de supporter un autre malheur que le sien, lui avait posé une main sur l'épaule.
Ça ne lui avait pas déplu, à la petite. Depuis si longtemps, elle était en manque de chaleur.
Ça ne lui aurait pas déplu si les caresses n'avaient pas ouvert la voie aux coups. Qui suivaient de façon aléatoire. Jamais le vieux ne prononçait son prénom. La chaleur, jamais, n'allait plus loin que les draps. Il s'en voulait trop : l'impression de trahir Marthe.
Le vieux n'avait plus qu'elle, autant dire rien.
Et elle, Josy, qu'avait-elle ?
Elle se sauvait. Il la repérait tôt ou tard dans un lacet, prenait la camionnette, la rattrapait. Sans ménagements, il l'enfournait dedans. Elle n'opposait aucune protestation. Parfois, s'il avait bu, il la frappait, dents serrées sur des phrases machinales, réminiscences caduques :
" Tu vas pas encore partir, petite salope ! T'as pensé à ta mère ?" comme un reste de rancœur qui n'arrivait pas à tarir.
Josy pleurait de ces coups qui frappaient son inexistence. Elle s'asseyait sur la route chaude, se berçait, mains aux genoux, regardait la pente pour se consoler : la route ne s'arrêtait là que dans un sens.
Jamais le vieux ne la laisserait descendre jusqu'au village qu'elle avait entr'aperçu quatre ans plus tôt. Jamais elle ne se lasserait d'essayer.
Heureusement il y avait les chèvres. Libres d'aller et venir, elles accouraient dès que Josy les appelait, et si leurs pupilles rectangulaires ne reflétaient guère de sentiments, leurs corps joyeux l'emplissaient d'un élan vital contagieux.
Tandis qu'elle regardait le troupeau se déverser dans le vallon, une idée, laborieusement, essayait d'émerger dans sa tête vide : le vieux, mort, la maison… Il fallait prévenir.
Il lui appartenait de décider quand.
C'était étrange de se trouver maîtresse de la place, libre d'aller dans toutes les pièces, dans tous les sanctuaires. A pas furtifs, elle osa monter ouvrir la chambre du haut. Un des premiers posters des Beatles, icône incongrue, ornait le mur au-dessus du lit étroit. Elle s'allongea un instant, pour voir. Rien. Cette pièce était inanimée depuis longtemps. Les rêves d'Anna s'en étaient échappés. Le lit, pourtant, était fait, prêt à son retour.
Un temps suspendu s'écoulait, frange incertaine de toute-puissance passagère.
Le vieux mort, Josy essayait d'imaginer les conséquences : est-ce que, maintenant, Anna allait refaire la route en sens inverse, revenir, s'arrêter ici ?
Elle décida de partir sans rien dire à personne : comme si elle laissait une chance à Anna.
Dans la cuisine, elle but un peu de lait. Pour la route.
La bourre des peupliers avait étendu une molle couverture blanchâtre sur le bitume. Josy considéra le vieux, murmura doucement : "Louis…", le borda avec soin dans un grand drap raide. Tout un pan de sa vie se détachait d'elle, se délivrait. Elle cueillit une marguerite, la planta dans ses cheveux et partit, les mains vides, légère. Un petit souffle coula soudain du flanc de la montagne, imprimant un mouvement à la nappe de bourre. On eut dit que la route se mettait à courir.
Josy en fut heureuse. Elle ne s'arrêterait plus.