Les années qui avaient lessivé l'existence de Jeanne en avaient fait une sorte d'étoffe douce et incolore.
Pas de drame, non, même pas de drame ! Une vie délavée.
Le front contre la vitre, Jeanne contemplait les vasières que la marée creusait de rigoles sépia.
- Quelle foutue idée d'avoir gardé cette maison! Allez, secoue-toi, ma vieille, sinon tu es bonne pour le foyer-logement!
Elle ricanait toute seule en descendant les marches du perron : plus beaucoup d'intérêts, certes, mais encore de solides aversions, tout n'est pas perdu !
Je m'y vois!"Allez, Mâme Seureau, c'est l'heure de vos petits médicaments, et après j'irai vous chercher votre petit café. C'est qu'on les aime, ici, nos petites mamies !"
Cette manie de tout réduire : des Jivaros en blouses roses !
Sa main sur la rampe ressemblait à un bois flotté.
Jeanne avait soixante-douze ans.
Elle ne se rappelait plus, soudain, pourquoi elle était descendue… ah si, regarder si le facteur était passé.
Oh, mes jambes…
Elle s'arrêta un moment dans le petit pavillon, pour souffler, un kiosque à peine plus grand que sa table de cuisine. Son charme kitch l'avait décidée à acheter cet humide moulin à marée; ça et la situation : isolé sur le bord de l'aber, dans un vallon étroit habité de milliers d'oiseaux.
On pouvait en faire des fêtes, là-dedans, pas de risque de déranger ! Jeanne ne s'en était pas privée, du temps où elle drainait à sa suite jeunes comédiens, chanteurs et musiciens.
Faudra que je regarde si les costumes ne sont pas mités…
Un pourquoi faire informulé flotta une seconde dans son esprit, vite chassé par une indignation : "Ontatoi, qu'est-ce que tu fais ?"
Le chat fila. Jeanne en aurait pleuré : il avait encore pissé sur le fauteuil.
Ontatoi. Sa seule source de douceur. Sans lui elle se serait sentie si inutile, solitaire, égoïste peut-être.
Stop! Si je ne fais pas attention, je vais finir par acheter la télé !
Elle avait défini des bornes à ne pas franchir : la maison de retraite, la télé, l'apitoiement, sous peine de perdre la saveur de la vie.
Elle avait tellement aimé la sienne !
Une vie d'artiste, avec des fulgurances, des désespoirs, une vie surlignée en rouge et or, c'est comme ça qu'elle se racontait les choses maintenant qu'elle avait arrêté.
Enfin, arrêté…on n'arrête jamais quand c'est une passion : ça vous quitte. On ne s'en remet pas vraiment, c'est peut-être pire qu'une rupture amoureuse.
Je n'ai pas souvenir qu'un homme m'ait laissé un tel vide…Aucun homme ne m'a procuré autant d'émotions que la scène…
Wojtek protestait dans son souvenir, elle le refoula. Wojtek aurait aimé avoir des enfants, elle avait bien vu le piège ; partir, vite…
Une vie de comète avec une longue traîne lumineuse, traversant un ciel infini, voilà comment elle voulait voir sa vie. Après…
Après, les souvenirs. Pour soi toute seule.
Elle vivait recluse dans ce village breton, Le Guildo. Son public n'existait plus.
Le privé non plus d'ailleurs !
Holà, déclenchement du plan de sauvetage, la journée prenait l'eau !
Jeanne démarra sa voiture pour aller au village, voir si elle existait encore.
Oui. Suffisamment en tous cas pour qu'on lui dise, une fois de plus, combien il était imprudent pour une femme seule de loger aussi loin de tout "avec tout ce qu'on voit : il parait qu'ils sont à la recherche de jeunes qui ont cambriolé dix-sept villas dans la région. Vous devriez être prudente, Madame Seureau, c'est plus de votre âge, cette maison-là !"
- Rien de ce que j'aime n'est plus de mon âge.
Elle n'achetait même plus ses chers petits cigares, sulfureuse compensation de ses quarante-huit ans, quand elle avait perdu sa voix. Le timbre s'était altéré, inexorablement. Elle avait encore fait illusion quelques années, dans des rôles plus fantaisistes, mais le chant, c'était fini…
Elle commençait à se dire qu'elle avait assez duré.
La petite route filait sagement, laissant habituellement Jeanne tranquille pour rêvasser, mais là, une tempête d'octobre se profilait, gonflant de gros ventres mous aux nuages, avec des coups de vent sournois.
Est-ce que j'ai bien fermé les fenêtres du haut ? Impossible de m'en souvenir…
Eh non, bien sûr, elle les entendait claquer depuis la grille, et la pluie commençait à tomber dru, vite s'arrêter au kiosque pour prendre l'imperméable qu'elle y laissait toujours, vite, sinon le parquet serait trempé…
Le gyrophare d'une voiture de flics descendait la côte en face, sirène arrogante.
- Vite sinon…
- Qu'est-ce que vous faites là ?
Dans le kiosque, une petite chose rousse, secouée de spasmes, vomissait en pleurant : "Je veux pas aller en prison"
Elle était trempée.
- Ne fais pas de bruit.
Jeanne jeta un tablier sur la fille, et sortit en enfilant l'imperméable.
- Madame Seureau…
Les flics étaient à la grille. Jeanne les rejoignit, râlant :
- Qu'est-ce qu'il y a ? Dépêchez-vous, ça mouille !
- On piste deux cambrioleurs. Ils sont dans le coin. Vous n'avez rien vu ?
- Et moi qui avais mes fenêtres ouvertes !... Ils sont peut être dans la maison, venez voir… Oh mon dieu, j'ai de la chance que vous soyez là, qu'est-ce que j'aurais fait toute seule ! Ca fait longtemps qu'on me dit que ce n'est pas prudent, une femme de mon âge dans cette maison…Regardez bien partout…
Le grenier, faut l'échelle… dans le kiosque. Ah non, je suis bête, elle est contre le pommier, là. Comment vous savez qu'ils sont dans le coin ? Ah oui, j'en ai entendu parler, dix sept villas, il parait. Et celle des Legendre était surveillée ? Quelle chance que vous ayez réussi à les coincer… Oh, vous n'allez pas tarder à les avoir, ces deux-là aussi. Vous avez bien regardé, sûr ? Ah, je vous remercie ! Je vais fermer tous les volets. Vous boirez bien quelque chose ? Vraiment ? Je vous raccompagne, la pluie s'est calmée. Là ? Non, j'y étais pour prendre mon imperméable en arrivant. Allez, au revoir Messieurs, et merci encore !.....
-Bon, va falloir te sécher, toi, t'es trempée. Allez sors, ils sont loin…
Toute guillerette, Jeanne.
- Pourquoi vous faites ça ?
- Parce que je suis vieille. Tu peux me tutoyer. Comment tu t'appelles ?
- Tina
- Tina. La salle de bains est là, y'a des serviettes, tu te sers, je vais faire du thé.
La fille était ressortie de la salle de bains très vite, le visage dur. Moins de vingt ans, probablement.
- Bon, ben…merci.
- Attends…Tu vas où, là ? Les flics sont partis, mais ils continuent à te chercher, ne te fais pas d'illusions. Sauf si tu as envie de te faire pincer, vaudrait mieux que tu restes ici. Je leur ai fait un cinéma, ils ne soupçonneront jamais que tu es là.
- Je sais, j'ai entendu. Mais je ne comprends pas.
- Y'a rien à comprendre.
- Qu'est-ce qui vous dit que je vais pas vous crever cette nuit et me tirer avec votre fric ?
- Qu'est-ce qui te dit que ça m'embêterait ?
-…Vous êtes ouf. J'aime pas les oufs, ça me fait flipper !
Un haut-le-cœur la souleva, la plia, houle incontrôlable. Jeanne lui tendit une serviette.
-Va t'allonger, je t'apporte un thé
Elle s'interrogeait, se trouvait bizarre : Elle a raison, Tina, pourquoi ?
Pour rien, si ce n'est le sentiment d'un gâchis à éviter.
Un nouveau gâchis…
Ce vieux souvenir moche. Remonter, prendre du bon côté cette fois…
Jeanne était satellisée par une inconnue rousse, rebelle, qui s'appelait Tina. Qui avait un petit soleil dans le ventre.
- Quand on se sent heureuse, faut pas chercher pourquoi.
Elle prépara des crêpes, du thé, elle rêvait rose layette.
Tina dormait. Toute dureté envolée. Ses cils étaient dorés.
Lorsqu'elle s'éveilla, elles se regardèrent.
Se regardèrent.
Tina sourit :" C'est moche, ici, mais toi t'es belle."
Stupéfaction, indignation, admiration…
Moche ? Elle est drôlement gonflée !
- Y'a trop de choses…
-…C'est vrai. Mais c'est, c'est…les rides de ma maison. C'est ma vie, tu comprends ?Les yeux de Tina comprenaient.
- Les crêpes, tu les veux avec quoi : chocolat, confiture, miel ?
Les yeux de Tina pétillaient :
- T'as des bananes ? Je vais te faire un truc, c'est mortel : du choco, des bananes, une crêpe bien croustillante et une moelleuse en même temps, tu va voir ! Pourquoi tu dis que c'est ta vie, tous ces trucs ?
Elles parlèrent toute la nuit, Tina, Jeanne, Jeanne, Wojtek, le chant, Tina, Marc, la cavale, ma mère, sauver sa peau, continuer, retourner, être mère, être seule, c'est dur, c'est beau…
Qu'est-ce que tu vas faire ?
Je ne sais pas…
Dans le ciel essoré, le soleil se leva, elles dormaient.
Tina avait préparé du café, un bol, des capucines dans un verre dont l'eau en débordant avait gondolé le papier coincé dessous :
"Jeanne, merci. Je voudrais une mère comme toi. Je reviendrai. Tina"
…"une mère comme toi"...un baiser d'ange !
La marée avait transformé les vasières en une étendue étincelante. Des canards en migration s'ébattaient.
Jeanne s'étira au soleil.
En songeant que si, parfois, le printemps peut arriver ainsi, entre l'automne et l'hiver, alors oui, cela vaut la peine…
Cette nouvelle a obtenu le troisième prix au concours de Varaville