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26 septembre 2008 5 26 /09 /septembre /2008 15:03

Les années qui avaient lessivé l'existence de Jeanne en avaient fait une sorte d'étoffe douce et incolore.
Pas de drame, non, même pas de drame ! Une vie délavée.
Le front contre la vitre, Jeanne contemplait les vasières que la marée creusait de rigoles sépia.

- Quelle foutue idée d'avoir gardé cette maison! Allez, secoue-toi, ma vieille, sinon tu es bonne pour le foyer-logement!

Elle ricanait toute seule en descendant les marches du perron : plus beaucoup d'intérêts, certes, mais encore de solides aversions, tout n'est pas perdu !
Je m'y vois!"Allez, Mâme Seureau, c'est l'heure de vos petits médicaments, et après j'irai vous chercher votre petit café. C'est qu'on les aime, ici, nos petites mamies !"
Cette manie de tout réduire : des Jivaros en blouses roses !
Sa main sur la rampe ressemblait à un bois flotté.
Jeanne avait soixante-douze ans.
Elle ne se rappelait plus, soudain, pourquoi elle était descendue… ah si, regarder si le facteur était passé.
Oh, mes jambes…
Elle s'arrêta un moment dans le petit pavillon, pour souffler, un kiosque à peine plus grand que sa table de cuisine. Son charme kitch l'avait décidée à acheter cet humide moulin à marée; ça et la situation : isolé sur le bord de l'aber, dans un vallon étroit habité de milliers d'oiseaux.
On pouvait en faire des fêtes, là-dedans, pas de risque de déranger ! Jeanne ne s'en était pas privée, du temps où elle drainait à sa suite jeunes comédiens, chanteurs et musiciens.
Faudra que je regarde si les costumes ne sont pas mités…
Un pourquoi faire informulé flotta une seconde dans son esprit, vite chassé par une indignation : "Ontatoi, qu'est-ce que tu fais ?"
Le chat fila. Jeanne en aurait pleuré : il avait encore pissé sur le fauteuil.
Ontatoi. Sa seule source de douceur. Sans lui elle se serait sentie si inutile, solitaire, égoïste peut-être.
Stop! Si je ne fais pas attention, je vais finir par acheter la télé !
Elle avait défini des bornes à ne pas franchir : la maison de retraite, la télé, l'apitoiement, sous peine de perdre la saveur de la vie.
Elle avait tellement aimé la sienne !
Une vie d'artiste, avec des fulgurances, des désespoirs, une vie surlignée en rouge et or, c'est comme ça qu'elle se racontait les choses maintenant qu'elle avait arrêté.
Enfin, arrêté…on n'arrête jamais quand c'est une passion : ça vous quitte. On ne s'en remet pas vraiment, c'est peut-être pire qu'une rupture amoureuse.
Je n'ai pas souvenir qu'un homme m'ait laissé un tel vide…Aucun homme ne m'a procuré autant d'émotions que la scène…
Wojtek protestait dans son souvenir, elle le refoula. Wojtek aurait aimé avoir des enfants, elle avait bien vu le piège ; partir, vite…
Une vie de comète avec une longue traîne lumineuse, traversant un ciel infini, voilà comment elle voulait voir sa vie. Après…
Après, les souvenirs. Pour soi toute seule.
Elle vivait recluse dans ce village breton, Le Guildo. Son public n'existait plus.
Le privé non plus d'ailleurs !
Holà, déclenchement du plan de sauvetage, la journée prenait l'eau !
Jeanne démarra sa voiture pour aller au village, voir si elle existait encore.

Oui. Suffisamment en tous cas pour qu'on lui dise, une fois de plus, combien il était imprudent pour une femme seule de loger aussi loin de tout "avec tout ce qu'on voit : il parait qu'ils sont à la recherche de jeunes qui ont cambriolé dix-sept villas dans la région. Vous devriez être prudente, Madame Seureau, c'est plus de votre âge, cette maison-là !"

- Rien de ce que j'aime n'est plus de mon âge.

Elle n'achetait même plus ses chers petits cigares, sulfureuse compensation de ses quarante-huit ans, quand elle avait perdu sa voix. Le timbre s'était altéré, inexorablement. Elle avait encore fait illusion quelques années, dans des rôles plus fantaisistes, mais le chant, c'était fini…
Elle commençait à se dire qu'elle avait assez duré.

La petite route filait sagement, laissant habituellement Jeanne tranquille pour rêvasser, mais là, une tempête d'octobre se profilait, gonflant de gros ventres mous aux nuages, avec des coups de vent sournois.
Est-ce que j'ai bien fermé les fenêtres du haut ? Impossible de m'en souvenir…
Eh non, bien sûr, elle les entendait claquer depuis la grille, et la pluie commençait à tomber dru, vite s'arrêter au kiosque pour prendre l'imperméable qu'elle y laissait toujours, vite, sinon le parquet serait trempé…
Le gyrophare d'une voiture de flics descendait la côte en face, sirène arrogante.

- Vite sinon…

- Qu'est-ce que vous faites là ?
Dans le kiosque, une petite chose rousse, secouée de spasmes, vomissait en pleurant : "Je veux pas aller en prison"
Elle était trempée.
         - Ne fais pas de bruit.
Jeanne jeta un tablier sur la fille, et sortit en enfilant l'imperméable. 
         - Madame Seureau…
Les flics étaient à la grille. Jeanne les rejoignit, râlant :
          - Qu'est-ce qu'il y a ? Dépêchez-vous, ça mouille !

- On piste  deux cambrioleurs. Ils sont dans le coin. Vous n'avez rien vu ?

- Et moi qui avais mes fenêtres ouvertes !... Ils sont peut être dans la maison, venez voir… Oh mon dieu, j'ai de la chance que vous soyez là, qu'est-ce que j'aurais fait toute seule ! Ca fait longtemps qu'on me dit que ce n'est pas prudent, une femme de mon âge dans cette maison…Regardez bien partout…

Le grenier, faut l'échelle… dans le kiosque. Ah non, je suis bête, elle est contre le pommier, là. Comment vous savez qu'ils sont dans le coin ? Ah oui, j'en ai entendu parler, dix sept villas, il parait. Et celle des Legendre était surveillée ? Quelle chance que vous ayez réussi à les coincer… Oh, vous n'allez pas tarder à les avoir, ces deux-là aussi. Vous avez bien regardé, sûr ? Ah, je vous remercie ! Je vais fermer tous les volets. Vous boirez bien quelque chose ? Vraiment ? Je vous raccompagne, la pluie s'est calmée. Là ? Non, j'y étais pour prendre mon imperméable en arrivant. Allez, au revoir Messieurs, et merci encore !.....

  -Bon, va falloir te sécher, toi, t'es trempée. Allez sors, ils sont loin…

Toute guillerette, Jeanne.

- Pourquoi vous faites ça ?

- Parce que je suis vieille. Tu peux me tutoyer. Comment tu t'appelles ?

- Tina

- Tina. La salle de bains est là, y'a des serviettes, tu te sers, je vais faire du thé.

 

La fille était ressortie de la salle de bains très vite, le visage dur. Moins de vingt ans, probablement.

-  Bon, ben…merci.

- Attends…Tu vas où, là ? Les flics sont partis, mais ils continuent à te chercher, ne te fais pas d'illusions. Sauf si tu as envie de te faire pincer, vaudrait mieux que tu restes ici. Je leur ai fait un cinéma, ils ne soupçonneront jamais  que tu es là.

- Je sais, j'ai entendu. Mais je ne comprends pas.

- Y'a rien à comprendre.

- Qu'est-ce qui vous dit que je vais pas vous crever cette nuit et me tirer avec votre fric ?

- Qu'est-ce qui te dit que ça m'embêterait ?

-…Vous êtes ouf. J'aime pas les oufs, ça me fait flipper !

 

Un haut-le-cœur la souleva, la plia, houle incontrôlable. Jeanne lui tendit une serviette.

-Va t'allonger, je t'apporte un thé

Elle s'interrogeait, se trouvait bizarre : Elle a raison, Tina, pourquoi ?
Pour rien, si ce n'est le sentiment d'un gâchis à éviter.
Un nouveau gâchis…
Ce vieux souvenir moche. Remonter, prendre du bon côté cette fois…
Jeanne était satellisée par une inconnue rousse, rebelle, qui s'appelait Tina. Qui avait un petit soleil dans le ventre.

- Quand on se sent heureuse, faut pas chercher pourquoi.

Elle prépara des crêpes, du thé, elle rêvait rose layette.
Tina dormait. Toute dureté envolée. Ses cils étaient dorés.
Lorsqu'elle s'éveilla, elles se regardèrent.
Se regardèrent.
Tina sourit :" C'est moche, ici, mais toi t'es belle."
Stupéfaction, indignation, admiration…
Moche ? Elle est drôlement gonflée !

- Y'a trop de choses…

-…C'est vrai. Mais c'est, c'est…les rides de ma maison. C'est ma vie, tu comprends ?Les yeux de Tina comprenaient.
         - Les crêpes, tu les veux avec quoi : chocolat, confiture, miel ?
Les yeux de Tina pétillaient :
         - T'as des bananes ? Je vais te faire un truc, c'est mortel : du choco, des bananes, une crêpe bien croustillante et une moelleuse en même temps, tu va voir ! Pourquoi tu dis que c'est ta vie, tous ces trucs ?

Elles parlèrent toute la nuit, Tina, Jeanne, Jeanne, Wojtek, le chant, Tina, Marc, la cavale, ma mère, sauver sa peau, continuer, retourner, être mère, être seule, c'est dur, c'est beau…
Qu'est-ce que tu vas faire ?
Je ne sais pas…

Dans le ciel essoré, le soleil se leva, elles dormaient.

Tina avait préparé du café, un bol, des capucines dans un verre dont l'eau en débordant avait gondolé le papier coincé dessous :
"Jeanne, merci. Je voudrais une mère comme toi. Je reviendrai. Tina"
…"une mère comme toi"...un baiser d'ange !
La marée avait transformé les vasières en une étendue étincelante. Des canards en migration s'ébattaient.
Jeanne s'étira au soleil.
En songeant que si, parfois, le printemps peut arriver ainsi, entre l'automne et l'hiver, alors oui, cela vaut la peine…



Cette nouvelle a obtenu le troisième prix au concours de Varaville

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23 septembre 2008 2 23 /09 /septembre /2008 22:32

 

Elle est en train de laver son joli pull de cachemire rouge, celui qui offre ses seins dans un nid duveteux, avec un décolleté rond plein de promesses. Elle a choisi celui-là sans réfléchir, c'est celui qui la rassure le plus. Il a quelque chose de spécial, dont elle a besoin pour se donner du courage. Un moment, elle a hésité : remettre le chemisier qui avait provoqué ce regard si …

Elle repousse du coude les mèches sur son front, tandis que  ce regard s'empare d'elle de nouveau, lui tombe dessus, tellement inattendu. Un collègue. Quelqu'un qu'elle côtoie tous les jours depuis plus de deux ans. Avec qui elle a de bons rapports, comme on dit.

Mais rien de plus. D'ailleurs, jamais rien de plus, avec personne.

Sauf ce matin dans l'ascenseur. Ils n'étaient même pas seuls.

Le nez dans ses papiers, elle parlait d'un dossier qu'ils avaient à boucler ; ne sentait pas de répondant. Ca l'avait cueillie en relevant la tête : il fixait l'échancrure de son chemisier, absent à tout ce qui n'était pas sa chair.

La douceur, la profondeur, l'intensité de ce regard avait tout submergé, elle avait senti se réveiller un corps oublié, un ventre de délices, des reins amoureux, de la soie et du velours, des langueurs, des élans, de la chaleur, un étonnement : Tiens, il existe encore celui-là ?

Tellement différent de celui auquel elle accordait quelques sèches masturbations.

Elle n'avait pu s'empêcher de passer la main dans l'échancrure, pour remonter une bretelle menteuse et avait joui du vacillement perçu dans le regard de l'homme.

Quel cadeau ! Ce regard ressuscitait son âme, Euh, drôle de façon de localiser l'âme…Bon, disons : sa féminité.

Mais non, c'était plus que ça : comme si la vie lui était rendue ; elle avait oublié de vivre depuis Xavier : ce qui avait continué à parler, bouger, bosser était une enveloppe vide, une sorte de poupée gonflable désexualisée.

D'un regard, il avait rempli de chair, de sensations cette vacuité … Elle venait de  comprendre ce qui se passait dans la  Belle au bois dormant. Il n'y avait même pas besoin d'un baiser.

 

Elle est debout, face à l'évier, les mains immobiles dans la lessive depuis trente sept minutes. La peau de ses doigts est toute ridée. La scène de l'ascenseur, ce matin… Elle a vécu un grand moment amoureux.

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23 septembre 2008 2 23 /09 /septembre /2008 22:28

Je la regarde. Même ses taches de rousseur ont pâli. Elle a maigri.

"Les hommes sont fragiles…", je lui dis tendrement.

"Ils sont fragiles après". Elle me fait un sourire, qui s'use vite. J'aperçois près du front une petite veine sinueuse qui n'existait pas hier. On dirait qu'elle s'applique à me rejoindre, à combler nos vingt sept ans d'écart. Je la détaille maintenant, je sais que dans peu de temps elle va cesser d'être cette jeune femme pour redevenir ma fille. Cesser d'être cette jeune femme que je ne connais pas pour redevenir ma fille que je ne connais pas.

Elle a rangé la vaisselle et cherché, tout au fond du tiroir, sa petite cuiller en argent. Je verse le café dans nos tasses, la sienne à moitié seulement, comme elle aime, elle se resservira dans trois minutes. Un silence. Dois-je le laisser s'installer ?

"C'est… tout ce" schmaltz", toutes ces histoires qu'on se raconte… comment tu as  fait, toi ?" et elle me plante dans le vif de l'âme un regard qui ouvre en deux.

Comment j'ai fait, moi ?

Je vais pour lui servir la semoule habituelle, mais ce goût de réchauffé me tourne le cœur, et soudain, je cherche mes mots.

Les miens.

C'est difficile ; déjà à l'intérieur de mes limites, leur validité est temporaire, alors les exporter…

J'ai essayé de la munir de rêves auxquels je ne croyais plus et je me demande si une désillusion immédiate ne l'aurait pas mieux armée.

Et vlan, je suis encore dans le cliché : "armée",  il faut armer nos enfants pour la vie. Une lourde armure et dessous, dentelle et guimauve. Qui suscitera, en face, un petit garçon terrifié prêt à  fanfaronner, doublé d'un prédateur soulagé.

On devrait se présenter nue, d'emblée, dans sa plus intime contradiction… Et surtout, n'être mère qu'après l'amour. Bien après. Pour ne pas tout confondre.

C'est la première fois que je vais parler à ma fille.

Je m'assieds.

Elle se lève, remet en place une longue mèche et me dit : "Tu viens avec moi ? Il y a des soldes chez "Arthur confiture"; il faut que je rachète des pyjamas à Zoé, elle a tellement grandi…."

Les choses ont repris leur place habituelle. Les hommes n'ont pas changé. Les femmes non plus.

 

 

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23 septembre 2008 2 23 /09 /septembre /2008 22:09

La marquise sortit à cinq heure en lui criant : " t'oublies pas ton rendez vous à la Mission Locale, hein ?"

"Ok, M'an "

 

Devant le formulaire, Louna hésite : c'est toujours pareil, elle hait ces choix absurdes qui contraignent, restreignent, amenuisent… jamais elle n'est parvenue à rentrer dans des cases, ses jambes sont trop longues, ses courbes trop sinueuses, et surtout l'imagination, l'étincelle ! Aucune paperasse n'y résiste. La vie, ça doit flamber !

Métiers. Elle s'est déjà imaginée chanteuse rock, jeune fille au pair chez des trafiquants d'armes à Maracaibo, bras droit de mère Théresa, patineuse artistique, avec un costume trop top : Lara Croft derrière et un squelettes devant…

Celui qu'elle préfère : maîtresse d'un tueur à gages, elle a les ongles violets, la bouche lasse, de longs cheveux rouges, trente grammes d'or à l'index et un petit cœur  frémissant d'angoisse à chaque "contrat"…

…Alors quoi son numéro de sécurité sociale ?!

A la ligne "sexe", rageusement, elle écrit "Oui".

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23 septembre 2008 2 23 /09 /septembre /2008 22:07

La marquise sortit à cinq heures, c'était une habitude. Elle avait l'air d'un très vieux hibou et je la suivais avec respect trois pas en arrière…Respect, mon œil ! En fait j'essayais d'avoir l'air dégagé de celui qui  se promène tout seul : j'avais repéré une créature de rêve, qui prenait l'air à la porte du fleuriste, et je cherchais comment l'aborder. Mais, je t'en fiche ! Le hibou réclamait mon avis, sans aucune intention de le suivre, comme de coutume, sur un problème d'une exceptionnelle gravité qui mobilisait  tous ses neurones et  exigeait la participation des miens : allait-elle manger un baba ou un éclair, peut-être plus calorique?

"Tu m'écoutes, Rodolphe ?" Je grognai vaguement, en général ça lui suffit, la jeune beauté n'était plus qu'à dix pas, et juste au moment où, avec la plus exquise délicatesse, j'entamais le rituel de séduction, alors que j'avais encore la patte levée, la marquise tira d'un coup sec sur la laisse, ruinant ainsi tous mes espoirs…

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22 septembre 2008 1 22 /09 /septembre /2008 16:40

Il avait installé son chevalet en aval de l'écluse, pour  bénéficier de rayons obliques. Il n'aimait pas les lumières frontales.

" Le contre jour, Mine…ce qui illumine la périphérie, en laissant obscur le sujet…la seule chose qui puisse durer, c'est le mystère. Le grand jour est d'un ennui !"

D'ici, je ne voyais pas ce qu'il faisait, seulement sa silhouette gracile et le geste élégant du pinceau tenu presque à bout de bras. Je n'avais pas ouvert mes volets. Le lucarneau de la salle de bains était moins repérable.

 Mon reflet consulté, aussi indécis que moi, ne m'aidait pas ; d'ailleurs, je n'arrivais pas à me voir : je revoyais ce qu'il avait peint, une grande forme compacte, auréolée de lumière blonde. En contre jour, bien sûr.

Et je ne me reconnaissais pas. Le portrait dégageait une impression de tranquillité rassurante. Etais-je ainsi?

 Il l'avait très vite emporté. Je n'en avais même pas une photo. Je me scrutai. Ce que je voyais m'emplissait d'incertitudes : une assez belle femme de quarante huit ans, teint clair, yeux clairs, cheveux clairs, l'air un peu bovin…Comme cela correspondait peu à ce que je me sentais intérieurement ! J'aurais dû être une petite chose brune, vive et fragile, pleine de passions contradictoires. Mais je sais depuis longtemps qu'on ne peut pas se fier à son miroir : même pour soi seul, on compose, on relève les sourcils, on retend la peau, on se sourit, l'image est apprivoisée. Pour trouver une image sauvage, il faut la rencontrer par hasard, dans les démultiplications qu'offrent certains magasins : tout à coup, on se voit sous un angle inhabituel, sans y être préparé ; c'est un choc. Comme se voir avec le regard de quelqu'un d'autre.

Il  m'avait vue comme le canal, lente,  paisible, sensuelle, peu profonde.

Cette image menteuse faisait une jolie carrière : presque grandeur nature, la toile avait amorcé une nouvelle manière, encensée par les critiques. Il devait gagner beaucoup d'argent.

Qu'était-il venu faire ? Me rembourser ? Vérifier que son charme opérait encore ? Me demander de poser de nouveau ? Le soleil était plus vertical, il n'allait pas tarder à cesser de peindre.   
Allons, je pouvais  peut être me faire confiance. Prise d'une  frénésie subite, je tâchai de composer l'image d'une femme qui va retrouver son amant pour un pique nique romantique au bord de l'eau, robe légère, regard amoureux.

Arnaud.

Il m'appelait "ma blanche Hermine". C'était le nom qu'il avait donné à la toile.

Lorsque, ma toilette finie, je me décidai à le rejoindre, il avait disparu.

Ce fut une journée bizarre, comme vécue par quelqu'un d'autre, quelqu'un dont la vie ne m'intéressait guère que par une superficielle politesse. Je me souviens avoir marché le long du canal. Les peupliers libéraient une bourre duveteuse qui s'amoncelait dans les creux abrités. On aurait dit des nids. Cela seul me paraissait avoir un sens. Un nid, oui.

 J'ai pris un café avec Marthe. Petit Jean m'a demandé si j'allais à la battue du lendemain. Je ne sais plus ce que j'ai répondu, mais  le soir, j'ai graissé mon fusil.

J'ai dormi lourdement. Dès le soleil apparu, j'ai filé au lucarneau. Il était là.

Pourquoi peindre là, juste en face de mes fenêtres, et ne pas venir sonner à ma porte ?  Quel diabolique jeu de cache- cache avait-il inventé ?  

J'ai bu un café amer. Dans ma tête s'enchevêtraient souvenirs, regrets, colère, un magma de sentiments confus : trois ans sans nouvelles, j'ironisai "sûrement il n'en peut plus de vivre sans toi, il a eu le temps de réfléchir !...", j'étais trop vieille maintenant, d'ailleurs j'étais déjà trop vieille pour lui il y a trois ans, ça n'avait pas changé. L'argent qu'il m'avait pris revenait en boucle, pour masquer une blessure plus douloureuse ?

Et moi, qu'est-ce que je voulais de lui ?

Je voulais qu'il me rende ce qu'il m'avait pris. Mon cœur, mon argent, mon image. Et qu'il aille se…

Non.  D'abord le tuer, et ensuite seulement lui pardonner, serrer sa tête contre moi, caresser ses boucles…

J'ai chaussé mes bottes, pris mon fusil et je suis sortie par derrière.

Une battue, c'est particulier. J'aime cette âcre fraternité du sang à verser. Elle me venge. Toute la journée, j'ai couru après un sanglier, qui avait parfois les yeux verts. Sur les quatre heures de l'après midi, Pierre Dandieu l'a abattu. C'était une laie. J'avais les larmes aux yeux. Je suis rentrée  chez moi sans m’arrêter au bistrot pour les traditionnelles libations.                                                         

T’es bien pressée,   m'a jeté Petit Jean goguenard, t'as un rencart?"

 Non.

 Non, Petit Jean, j'ai seulement à regarder quelque chose. Et pas à contre jour, cette fois.

J'ai d'abord aperçu le blanc de l'enveloppe, à la hauteur de la poignée. Puis le long rectangle appuyé contre la porte, enveloppé de papier kraft. Je ne voulais pas supposer, et je ne voulais pas savoir. J'ai failli faire demi tour.

C'était elle." La blanche Hermine". Infiniment plus belle que dans mon souvenir et que dans les revues. Lumineuse. Tendre.

Je tremblais. Il n'y avait personne le long du canal, ni sur la route. La lettre m'hypnotisait. J'essayais de l'apprivoiser, je pressentais sa nocivité, je voulais espérer encore, la contraindre à m'annoncer du bonheur, je la caressais du bout des doigts, elle avait quelque chose de doux et de terrible….

J'avais rentré "la blanche Hermine", je lui souriais, heureuse comme de retrouver une amie.

Elle allait m'aider à affronter le reste. Je passai un long moment à mettre tout en ordre: la lampe, le grand fauteuil bleu, enfiler le peignoir qu'Arnaud m'avait offert, avec ses larges ramages bariolés, régler le contre-jour, puis j'ouvris la lettre.

 

" Mine,

Je ne sais pas ce que je voulais en venant ici. Te voir. Te parler.

J'ai peint en attendant que tu reviennes, ce canal qui  te ressemble tellement. Et j'ai réfléchi: c'est peut être mieux que tu sois absente,  ça me donne la force de repartir. Je ne suis pas quelqu'un de courageux, j'aurais sans doute cédé au désir de me faire consoler, materner…Tu vaux mieux que cela.

 Je t'ai rapporté "la blanche Hermine", elle te revient de droit. Je ne pourrai sans doute pas te laisser  l'argent que je te dois, la tri- thérapie coûte cher.

Adieu, ma belle Mine, j'ai un cuisant regret de ne pas t'avoir aimée comme tu le méritais, tu es une femme merveilleuse.

Je retourne à mes errances parisiennes  comme dit ma sœur. Je vais essayer que la vie soit gaie jusqu'au bout. Ne sois ni trop triste ni trop sévère en pensant à moi…

Arnaud "

Si j'avais ouvert mes volets…

Oh mon Dieu, si j'entamais cette litanie de si, j'allais basculer dans un monde magique et cruel dont je ne sortirais plus…

 

La blanche Hermine dressait face à moi son inébranlable certitude d'exister. J'ai passé la nuit à la regarder. Et au petit matin, j'ai célébré ses noces  avec le canal. Elle a flotté paisiblement. Une femme comme ça est insubmersible, j'aurais dû m'en douter. 

 Alors je suis allée décrocher mon fusil. Il y avait un reflet éblouissant sur le canal ; j'ai tiré, à contre-jour. 


Cette nouvelle a obtenu le premier prix 2007 de la ville de Wasquehal 

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 Bricoleuse de mots, déboulonneuse de socles, dévisseuse de certitudes, j'ai envie d'un monde  où le rire libre lézarderait les murs. Juste pour la beauté des lézardes.
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