Lucy a un monde peuplé de belles dames évanescentes, de brumes et de vapeurs, d'ombres oubliées. Avant d'y entrer, demandez qu'on vous appelle dans un délai raisonnable : le charme est tel que vous risquez de n'en plus sortir. Cette nouvelle m'a évoqué un film de David Lynch...
La jeune fille est assise. Sur une banquette de velours pourpre. Elle est attablée et suit, vaguement, une conversation. Elle est au dehors. Ne tente pas de prendre la parole. Rêveuse, elle est, comme à son habitude.
Elle pense : mes pieds ne touchent pas le sol. À peine si les orteils comprimés dans les souliers de toile brune frôlent le linoléum.
Les yeux de la jeune fille voyagent. Elle aime à penser qu’ils ne lui appartiennent pas, qu’ils sont doués d’une vie qui leur est propre. Ils peuvent vagabonder à leur gré, ainsi, sans qu’elle trouve rien à y redire. Ils se promènent entre les êtres qui composent la clientèle du café, se posent, repartent. Ils sont en mouvement.
Ils s’accrochent. Une femme, debout près du zinc, achète des cigarettes. La jeune fille, cette fois, regarde. Elle s’appartient pour regarder la femme.
– Qu’est-ce que tu as ? demande la Voix.
– Rien, dit la jeune fille. Je regarde cette femme, là-bas. J’ai rêvé… mais je ne sais plus très bien.
– Rêvé ? Que veux-tu dire ?
– J’ai rêvé. C’est tout.
La jeune fille se lève et se dirige vers la silhouette que ses yeux ne quittent plus. La rejoint.
Maintenant, elle cherche. Dans la salle, un danger. Une chose. Terrible. Mais elle ne sait plus.
– C’était terrible, dit-elle.
– Pardon ? demande la femme.
La jeune fille sourit. La femme, surprise, fait de même.
Puis, la jeune fille sait. Un homme. Il est assis, un peu plus loin, dans la salle. Il fixe la femme. Et, la jeune fille se souvient. Il est l’homme du rêve. Elle le dit.
– Vous le connaissez, n’est-ce pas ?
La femme avise le visage de son interlocutrice, suit son regard, voit l’homme.
– En effet. Il est celui qui m’accompagne.
– Pourquoi n’est-il pas avec vous ? Ici.
– Il ne le peut pas. Il attend que je sorte, toujours. Puis, il me suit. En attendant, il s’assoit à cette table pendant que j’achète des cigarettes, me regarde.
– Et vous n’avez pas peur ?
– Un jour, il tuera. Sûrement.
– Vous pouvez éviter cela. Vous le pouvez.
– Non. Il n’y a rien que je puisse faire. Ni vous ni moi ne le pouvons.
Et la femme ramasse sa monnaie, prend la petite boîte de carton dont le léger film de plastique masque l’odeur du tabac, sourit une dernière fois et sort.
L’homme se lève, paye rapidement, quitte le café.
La jeune fille veut les suivre. Ne peut pas.
Elle est sur la banquette, à nouveau. Elle attend la fin du monde. Le rêve… elle ne sait plus. Elle attend, voilà tout, et cette attente lui crève le cœur.
– Pourquoi ne pars-tu pas la rejoindre ? demande à nouveau la Voix.
– Je ne sais pas. C’est comme si je ne pouvais quitter cet endroit.
– Tu as raison. Nul ne peut sortir d’ici.
– Pourtant, la femme et l’homme… Ils sont sortis, eux.
– Oui. Il le fallait.
La jeune fille acquiesce. Puis, elle perd la notion du temps. De tout.
Elle est assise. Elle regarde sans regarder. Ne sent pas les choses. Le café, devant elle, fume dans sa tasse. Il n’a pas d’odeur, pas de saveur. Elle ne se rappelle pas l’avoir commandé.
– C’était il y a longtemps, dit la voix sans visage. Tu perds la mémoire.
– J’ai rêvé, pourtant. De cela, je me souviens.
– N’en sois pas si sûre. Puis, il vaudrait mieux que tu oublies.
Les yeux voyagent, encore. Les autres ne parlent pas. Des silhouettes, figées. Plates, sans relief aucun. Une clientèle de façade. Un décor.
Éblouissement.
La femme, à nouveau. Puis, l’homme. La jeune fille ne se lève pas, les laisse aller. Oublie, se souvient. Se tourne vers les miroirs, ne trouve pas son reflet, le dit à la Voix.
– Je ne peux me voir. Je ne nous vois pas.
– Tu ne regardes pas, voilà tout. Ne remarques-tu rien d’autre ?
– Les gens. Ils ne bougent pas.
– C’est vrai, dit la Voix.
Silence.
– L’horloge. Elle indique toujours la même heure.
La Voix ne répond pas. La jeune fille se tait. La femme ajuste la bandoulière de son sac sur son épaule, sort. L’homme lui emboîte le pas. Ils doivent sortir. Sortent, assurément. Elle ne peut se retourner. Reste assise dans la même position, les bras posés sur la table, les pieds se balançant dans le vide. Elle pense : je vais rester comme cela pour toujours.
– Est-ce ce que tu veux ? demande la Voix.
– Je ne sais pas.
Et elle est sincère en disant cela. Elle n’a ni désir, ni envie, ni volonté. Elle se contente d’être là. L’éblouissement ne tarde pas.
Puis, l’homme vient près d’elle. Il pose sa main sur la tête de la jeune fille, dit : regarde.
Alors, elle voit. La blessure, affreuse. Une partie du visage n’est plus, désintégrée. Pourtant, elle ne souffre pas. L’homme et la femme ont disparu. Les silhouettes figées, également. Ne reste que la Voix.